Le programme du Conseil national de la résistance, élaboré à partir de 1943 et rendu public en novembre 1944, a fixé l'ossature d'un modèle économique et social français original, notamment identifié par la création de la sécurité sociale. Il est également l'occasion de réintroduire les institutions professionnelles comme acteurs clés du développement du pays dans un cadre démocratique et républicain. Le texte original est présenté ici dans sa version originale.
NOTA
Le CNR, constitué en 1943 sous l’égide de Jean Moulin, regroupait notamment des représentants des deux grands syndicats de salariés (Louis Saillant pour la CGT, Gaston Teissier pour la CFTC) ainsi que des grandes tendances politiques (PC, SFIO, Radicaux, Démocrates chrétiens, UDSR (républicains de gauche), Alliance démocratique (droite), Fédération républicaine (droite). Aucune institution professionnelle du patronat n’y était affilié. Le texte diffusé à partir de novembre 1944 comprend deux parties : la première concerne les mesures immédiates tandis que la France est sur la voie de la libération (lutte contre le pouvoir en place et l’Occupant, structuration militaire), parmi elles figurent diverses mesures économiques et sociales; la seconde concerne les nouvelles dispositions économiques et sociales programmées pour partie en 1946 et début 1947.
Sur ce plan, il reprend les préconisations du «Rapport sur la politique économique d'après-guerre» élaboré par le Comité général d’études de la résistance (1943) et d’inspiration keynésienne. Entre autres dispositions, il est prévu de mettre fin au corporatisme version État français, de nationaliser les grands moyens de production (énergie, mines, banques et assurances), de permettre la participation des travailleurs à la direction de l’économie, d’améliorer le régime contractuel du travail, mais aussi de mettre en œuvre «un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État».
Programme du Conseil national de la Résistance [Les jours heureux, par le CNR] (1)
Née de la volonté ardente des Français de refuser la défaite, la Résistance n’a pas d’autre raison d’être que la lutte quotidienne sans cesse intensifiée. Cette mission de combat ne doit pas prendre fin à la Libération. Ce n’est, en effet, qu’en regroupant toutes ses forces autour des aspirations quasi unanimes de la Nation, que la France retrouvera son équilibre moral et social et redonnera au monde l’image de sa grandeur et la preuve de son unité. Aussi les représentants des organisations de la Résistance, des centrales syndicales et des partis ou tendances politiques groupés au sein du C.N.R., délibérant en assemblée plénière le 15 mars 1944, ont-ils décidé de s’unir sur le programme suivant, qui comporte à la fois un plan d’action immédiate contre l’oppresseur et les mesures destinées à instaurer, dès la libération du territoire, un ordre social plus juste.
I - PLAN D’ACTION IMMÉDIATE (2)
Les représentants des organisations de résistance, des centrales syndicales et des partis ou tendances politiques groupés au sein du CNR. Expriment leur angoisse devant la destruction physique de la Nation que l’oppresseur hitlérien poursuit avec l’aide des hommes de Vichy, par le pillage, par la suppression de toute production utile aux Français, par la famine organisée (…) Pour mobiliser les ressources immenses d’énergie du peuple français, pour les diriger vers l’action salvatrice dans l’union de toutes les volontés, le CNR décide :
D’inviter les responsables des organisations déjà existantes à former des comités de villes et de villages, d’entreprises, par la coordination des formations qui existent actuellement, par la formation de comités là où rien n’existe encore et à enrôler les patriotes non organisés. Tous ces comités seront placés sous la direction des comités départementaux de la libération (CDL) (…)
Ces comités devront (…) :
5) En accord avec les organisations syndicales résistantes, combattre pour la vie et la santé des Français pour une lutte quotidienne et incessante, par des pétitions, des manifestations et des grèves, afin d’obtenir l’augmentation des salaires et traitements, bloqués par Vichy et les Allemands, et des rations alimentaires et attributions de produits de première qualité, réduites par la réglementation de Vichy et les réquisitions de l’ennemi, de façon à rendre à la population un minimum de vital en matière d’alimentation, de chauffage et d’habillement (…)
7) Mener la lutte contre les réquisitions de produits agricoles, de matières premières et d’installations industrielles pour le compte de l’ennemi ; saboter et paralyser la production destinée à l’ennemi et ses transports par routes, par fer et par eau;
8) Défendre à l’intérieur de la corporation agricole les producteurs contre les prélèvements excessifs, contre les taxes insuffisantes, et lutter pour le remplacement des syndicats à la solde de Vichy et de l’Allemagne par des paysans dévoués à la cause de la paysannerie française.
II - MESURES À APPLIQUER DÈS LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE
Unis quant au but à atteindre, unis quant aux moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce but qui est la libération rapide du territoire, les représentants des mouvements, groupements, partis ou tendances politiques groupés au sein du C.N.R, proclament qu’ils sont décidés à rester unis après la libération:
1) Afin d’établir le gouvernement provisoire de la République formé par le Général de Gaulle pour défendre l’indépendance politique et économique de la nation, rétablir la France dans sa puissance, dans sa grandeur et dans sa mission universelle;
2) Afin de veiller au châtiment des traîtres et à l’éviction dans le domaine de l’administration et de la vie professionnelle de tous ceux qui auront pactisé avec l’ennemi ou qui se seront associés activement à la politique des gouvernements de collaboration;
3) Afin d’exiger la confiscation des biens des traîtres et des trafiquants de marché noir, l’établissement d’un impôt progressif sur les bénéfices de guerre et plus généralement sur les gains réalisés au détriment du peuple et de la nation pendant la période d’occupation ainsi que la confiscation de tous les biens ennemis y compris les participations acquises depuis l’armistice par les gouvernements de l’axe et par leurs ressortissants, dans les entreprises françaises et coloniales de tout ordre, avec constitution de ces participations en patrimoine national inaliénable;
4) Afin d’assurer:
– l’établissement de la démocratie la plus large en rendant la parole au peuple français par le rétablissement du suffrage universel;
– la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression;
– la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères;
– la liberté d’association, de réunion et de manifestation;
– l’inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance;
– le respect de la personne humaine;
– l’égalité absolue de tous les citoyens devant la loi;
5) Afin de promouvoir les réformes indispensables:
a) Sur le plan économique:
– l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie;
– une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général et affranchie de la dictature professionnelle instaurée à l’image des États fascistes;
– l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’État après consultation des représentants de tous les éléments de cette production;
– le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques;
– le développement et le soutien des coopératives de production, d’achats et de ventes, agricoles et artisanales;
– le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie.
b) Sur le plan social :
– le droit au travail et le droit au repos, notamment par le rétablissement et l’amélioration du régime contractuel du travail;
– un rajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine;
– la garantie du pouvoir d’achat national pour une politique tendant à une stabilité de la monnaie;
– la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale;
– un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État;
– la sécurité de l’emploi, la réglementation des conditions d’embauchage et de licenciement, le rétablissement des délégués d’atelier;
– l’élévation et la sécurité du niveau de vie des travailleurs de la terre par une politique de prix agricoles rémunérateurs, améliorant et généralisant l’expérience de l’Office du blé, par une législation sociale accordant aux salariés agricoles les mêmes droits qu’aux salariés de l’industrie, par un système d’assurance conte les calamités agricoles, par l’établissement d’un juste statut du fermage et du métayage, par des facilités d’accession à la propriété pour les jeunes familles paysannes et par la réalisation d’un plan d’équipement rural;
– une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours;
– le dédommagement des sinistrés et des allocations et pensions pour les victimes de la terreur fasciste.
c) Une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales.
d) La possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires.
Ainsi sera fondée une République nouvelle qui balaiera le régime de basse réaction instauré par Vichy et qui rendra aux institutions démocratiques et populaires l’efficacité que leur avaient fait perdre les entreprises de corruption et de trahison qui ont précédé la capitulation. Ainsi sera rendue possible une démocratie qui unisse au contrôle effectif exercé par les élus du peuple la continuité de l’action gouvernementale.
L’union des représentants de la Résistance pour l’action dans le présent et dans l’avenir, dans l’intérêt supérieur de la patrie, doit être pour tous les Français un gage de confiance et un stimulant. Elle doit les inciter à éliminer tout esprit de particularisme, tout ferment de division qui pourrait freiner leur action et ne servir que l’ennemi.
En avant donc, dans l’union de tous les Français rassemblés autour du CFLN et de son président le général de Gaulle !
En avant pour le combat, en avant pour la victoire afin que Vive la France (3)!
Le Conseil national de la résistance
15 novembre 1944
Principales notes et références
1) Source : texte original disponible en ligne sur le site de l'Association nationale des anciens combattants et amis de la Résistance (Anacr)
2) Extraits du chapitre relatif au Plan d'action immédiate.
3) L'orthotypographie a été actualisée.