La loi Le Chapelier est, avec le décret d’Allarde, emblématique de l’esprit libéral qui inspire la Révolution française. Interdisant les corporations, elle pose surtout le principe d’un délit de groupement libre d’acteurs économiques et sociaux. Les problèmes liés à un libéralisme économique débridé (concurrence sauvage, dégradation de la vie des travailleurs) ont conduit très tôt à contourner le texte. Il n’a plus cours depuis 1864 et la loi Ollivier. Le décret du 7 juin 1791 est présenté ici en version originale et intégrale.
NOTA
Législation de l’Assemblée constituante, sous le règne du roi Louis XVI. Le texte, dont le rapporteur est avocat au Parlement de Paris, membre éminent du Club des jacobins, Isaac Le Chapelier, continue et renforce la nouvelle politique issue de l’après 1789 en matière de suppression des corps professionnels et privilèges initiée avec le décret d’Allarde. Il s’inspire tout autant de l’approche économique des Physiocrates et marque l’introduction des principes libéraux par opposition au dirigisme colbertiste. L’article 7 rappelle ainsi que la règle commune est désormais celle de «la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail et à l’industrie». L’interdiction «des corporations des citoyens du même état ou profession» est considérée comme règle constitutionnelle (art. 1 et 4) et il est notamment rappelé aux autorités publiques locales (art. 4 et 5) l’interdiction de valider toute initiative visant à regrouper des corps professionnels sous peine de sanction. L’article 8 institue comme délictueux «tous attroupements composés d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail».
Mais dès le lendemain de son adoption, le texte a fait l’objet de polémiques, rapport notamment à l’insécurité générée par le système concurrentiel au sein d’un tissu productif majoritairement constitué par de l’artisanat ou de l’atelier de production, insécurité dont le sentiment sera renforcé par les conditions économiques et sociales des travailleurs au XIXe siècle. Dès le XVIIIe siècle, le Compagnonnage avait inauguré une revendication collective des travailleurs fortement associée à la «qualité du métier», mais, même s’il a toujours une réalité aujourd’hui, ce mouvement s’efface, à partir du milieu du siècle, devant ce qui va devenir le «syndicat», aux objectifs économiques et sociaux plus larges. La loi du 25 mai 1864 (loi Ollivier) qui abolit le délit de coalition, et la loi du 21 mars 1884 (loi Waldeck-Rousseau) qui légalise les syndicats, mettent fin à un texte résolument hostile aux institutions professionnelles.
Décret du 17 juin 1791 relatif aux assemblées d’ouvriers et artisans de même état et profession (1)
Article 1 (2)
L’anéantissement de toutes espèces de corporations des citoyens du même état ou profession étant une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit.
Article 2
Les citoyens d’un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer ni président, ni secrétaires, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.
Article 3
Il est interdit à tous les corps administratifs ou municipaux de recevoir aucune adresse ou pétition pour la dénomination d’un état ou profession, d’y faire aucune réponse; et il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière, et de veiller soigneusement à ce qu’il ne leur soit donné aucune suite ni exécution.
Article 4
Si, contre les principes de la liberté et de la constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations, ou faisaient entre eux des conventions tendant à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non du serment, sont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des Droits de l’Homme, et de nul effet; les corps administratifs et municipaux seront tenus de les déclarer telles. Les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées, seront cités devant le tribunal de police, à la requête du procureur de la commune, condamnés chacun en 500 livres d’amende, et suspendus pendant un an de l’exercice de tous droits de citoyen actif et de l’entrée dans toutes les assemblées primaires.
Article 5
Il est défendu à tous corps administratifs et municipaux, à peine par leurs membres d’en répondre en leur propre nom, d’employer, admettre ou souffrir qu’on admette aux ouvrages de leurs professions dans aucuns travaux publics, ceux des entrepreneurs, ouvriers et compagnons qui provoqueraient ou signeraient lesdites délibérations ou conventions, si ce n’est dans le cas où, de leur propre mouvement, ils se seraient présentés au greffe du tribunal de police pour se rétracter ou désavouer.
Article 6
Si lesdites délibérations ou convocations, affiches apposées, lettres circulaires, contenaient quelques menaces contre les entrepreneurs, artisans, ouvriers ou journaliers étrangers qui viendraient travailler dans le lieu, ou contre ceux qui se contenteraient d’un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs et signataires des actes ou écrits seront punis d’une amende de 1000 livres chacun et de trois mois de prison.
Article 7
Ceux qui useraient de menaces ou de violences contre les ouvriers usant de la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail et à l’industrie, seront poursuivis par la voie criminelle et punis suivant la rigueur des lois comme perturbateurs du repos public.
Article 8
Tous attroupements composés d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail appartenant à toutes sortes de personnes, et sous toute espèce de conditions convenues de gré à gré, ou contre l’action de la police et l’exécution des jugements rendus en cette matière, ainsi que contre les enchères et adjudications publiques de diverses entreprises, seront tenus pour attroupements séditieux et, comme tels, ils seront dissipés par les dépositaires de la force publique, sur les réquisitions légales qui leur en seront faites, et punis selon toute la rigueur des lois sur les auteurs, instigateurs et chefs desdits attroupements, et sur tous ceux qui auront commis des voies de fait et des actes de violence.