La Charte d’Amiens est l’acte fondateur du modèle syndical à la française en même temps que la «constitution» de la Confédération générale du travail. Les principes d’indépendance vis-à-vis du politique et de défense du travailleur dans sa relation au patron sont communs à toutes les grandes confédérations syndicales de salariés. En revanche, les principes et priorités de la CGT, même s’ils ont évolué dans le temps, lui demeurent spécifiques. Le texte est présenté ici dans sa version originale intégrale.
NOTA
La Charte d’Amiens est l’autre nom de la motion du IXe congrès confédéral de la CGT, institution professionnelle de défense des salariés constitué en 1895, structuré en confédération à partir de 1902. L’émergence de l’association syndicale a été permise par les lois Ollivier sur le droit de coalition (1864) et Waldeck-Rousseau (1884) sur les syndicats. La confédération prend notamment assise, comme le montre la liste des signataires de la motion, sur les bourses du travail. Le texte, adopté à la quasi-unanimité le 13 octobre 1906, est notamment influencé par l’esprit anarcho-syndicaliste de Victor Griffuelhes, secrétaire général de l’organisation depuis 1901.
Une déclaration qui affirme la «lutte de classe»
La mobilisation des signataires affirme directement l’existence d’une «lutte de classe». L’action syndicale se situe ainsi à la fois sur le volet de l’amélioration au quotidien du sort des travailleurs et sur celui, plus intemporel, de «l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste». L’esprit du texte a influencé les documents constitutifs des autres grandes organisations syndicales françaises, nonobstant des positionnements différenciés sur un axe de transformation de la société (CGT, CFTC), plus spécifique à la réforme du monde du travail (CFDT, Force ouvrière, UNSA). Si elle exprime une même volonté de médier la relation entre patron et salariés, la CFE-CGC se situe sur un terrain réformiste mais catégoriel.
Indépendance à l’égard de toute école politique
La charte revendique aussi l’indépendance à l’égard «de toute école politique», «partis et sectes». Les historiens du syndicalisme (3) rappellent néanmoins qu’il s’agit d’une déclaration de principe relativement ambiguë. De fait, la lutte pour l’expropriation capitaliste situe le mouvement syndical du côté des idées socialistes, avec leurs variantes diverses. La question d’une proximité voire d’une soumission aux partis politiques explique pour une bonne partie l’éclatement du syndicalisme interprofessionnel. La CGT sera en particulier, entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et le début du XXIe siècle, sous forte influence du Parti communiste : Bernard Thibault officialisera en 2001 le retour à une indépendance du syndicat en quittant le PC dont il était membre du Conseil national.
La centrale de l’avenue de Paris à Montreuil a connu en outre deux grandes scissions entre 1921 et 1936 — entre CGT et CGTU — puis en 1947 avec la création de la CGT-FO bientôt rebaptisée Force ouvrière dont la sensibilité est plus proche, mais moins directement, du PS. La CFTC, motivée par le catholicisme social, a pu être proche des partis du Centre. En tout état de cause, les 6 grandes organisations syndicales revendiquent clairement aujourd’hui cette indépendance (4): CGT (statuts, 2013, Préambule), CFTC (statuts confédéraux, Principes, 1.7), CFDT (statuts de 2014, article 1er), CFE-CGC (statuts, 2006, Préambule), FO (statuts, 2007, Préambule), Solidaires (statuts, 2014, Préambule), UNSA (Charte des valeurs, Préambule).
La Charte d’Amiens, 13 octobre 1906 (1)
Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif de la CGT (2)
La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat...
Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière;
Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique:
Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc.;
Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale;
Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait de tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat;
Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors;
En ce qui concerne les organisations, le Congrès décide qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté, la transformation sociale.