1968: le droit syndical au cœur des Accords de Grenelle

Consécutifs à la crise de Mai 68, les accords de Grenelle aboutissent au renforcement du droit syndical et à la relance de la négociation entre partenaires sociaux. C’est aussi l’occasion d’un tour de table plus étoffé qu’en 1936, incluant les organisations patronales (CGPME) et de salariés (CFE-CGC, FO, CFDT) créées au sortir de la Guerre. Le texte, présenté ici dans sa version originale intégrale, n’a toutefois pas été signé.


Ve République
. IIIe législature. Sous la présidence de Charles de Gaulle. Georges Pompidou, Premier ministre. Les accords de Grenelle ont été négociés, entre organisations patronales et syndicales, représentants de l’État, du 26 au 28 mai 1968. Le texte, rejeté par la base syndicale, n’a pas été signé. Cette négociation aura néanmoins eu pour effet de canaliser la contestation de «mai 68», initiée depuis mars par les étudiants, bientôt rejoints par les travailleurs et une grande partie de la population, au risque d’un renversement du Gouvernement.
Au-delà des acquis directs pour les salariés (aménagement du paiement des jours de grève, augmentation du SMIG, réduction du temps de travail…) il se concrétisera par la loi du 27 décembre 1968 sur l'exercice du droit syndical dans l’entreprise. Les historiens considèrent qu’il a en outre relancé la négociation entre institutions professionnelles, syndicats offensifs et patronat sur le recul. La fin des années 1970 verra le mouvement s’inverser, en lien avec la crise économique. Et certaines des revendications culturelles des acteurs de mai (autonomie, créativité) seront exploitées dans le management des entreprises et pour une individualisation des rapports contribuant à affaiblir le pouvoir de négociation des salariés porté par les organisations syndicales (3)

Le constat ou les accords de Grenelle (1)

Projet de protocole d’accord (2)

Des réunions tenues les 25, 26 et 27 mai au ministère des Affaires sociales sous la présidence du Premier ministre.

Les organisations professionnelles et syndicales, Confédération générale du travail, Confédération­ générale du travail Force ouvrière, Confédération française démocratique du travail, Confédération française des travailleurs chrétiens, Confédération générale des cadres, Fédération­ de l’Éducation nationale, Confédération nationale des petites et moyennes entreprises, Conseil national du patronat français, se sont réunies sous la présidence du Premier ministre, en présence du ministre des Affaires sociales et du secrétaire d’État aux Affaires sociales chargé des problèmes de l’emploi les 25, 26 et 27 mai 1968.

1. Taux horaires du SMIG Le taux horaires du SMIG sera porté à 3 francs au 1er juin 1968

Le salaire minimum garanti applicable à l’agriculture ne sera fixé qu’après consultation des organisations professionnelles et syndicales d’exploitants et de salariés agricoles et des confédérations syndicales nationales. Il a été précisé que la majoration du salaire minimum garanti n’entraînerait aucun effet automatique sur les dispositions réglementaires ou contractuelles qui s’y réfèrent actuellement. Le problème posé par ces répercussions fera l’objet d’un examen ultérieur. La question des abattements opérés en raison de l’âge et applicables aux jeunes travailleurs fera l’objet de discussions conventionnelles. Le Gouvernement a, par ailleurs, fait connaître son intention de supprimer complètement les zones d’abattement applicables au SMIG.

2. Évolution des rémunérations des secteurs publics et nationalisés

Les discussions relatives aux salaires des entreprises nationalisées se sont ouvertes dans l’après-midi du 26 mai, secteur par secteur, et sous la présidence des ministres de tutelle compé­tents; la modification des procédures de discussion sera examinée ultérieurement. En ce qui concerne les traitements des fonctionnaires, une réunion a été organisée le 26 mai après-midi à la direction de la Fonction publique pour préparer celle à laquelle participeront le 28 mai à 15 heures, sous la présidence du Premier ministre, les organisations syndicales intéressées.

3. Salaires du secteur privé

Les salaires réels seront augmentés au 1er juin 1968 de 7%, ce pourcentage comprenant les hausses déjà intervenues depuis le 1er janvier 1968 inclusivement. Cette augmentation sera portée de 7 à 10% à compter du 1er octobre 1968.

4. Réduction de la durée du travail

Le CNPF et les confédérations syndicales ont décidé de conclure un accord-cadre dont le but est de mettre en œuvre une politique de réduction progressive de la durée hebdomadaire du travail en vue d’aboutir à la semaine des 40 heures. Elles considèrent également comme souhaitable que la durée maximum légale soit progressivement abaissée. Cette réduction progressive sera déterminée dans chaque branche d’industrie par voie d’accord national contractuel définissant les modalités et les taux de réduction d’horaires et de compensations de ressources. En tout état de cause, et comme mesure d’ordre général, une réduction de 2 heures des horaires hebdomadaires supérieures à 48 heures et une réduction d’une heure des horaires hebdomadaires compris entre 45 et 48 heures interviendra avant le terme du Ve Plan. Une première mesure dans ce sens prendra effet en 1968.

Le principe de mesures appropriées à la situation particulière des cadres est également retenu. Dans le secteur nationalisé, le principe d’une réduction progressive de la durée du travail est admis par le Premier ministre, les discussions devant être menées au sein de chaque entreprise pour en déterminer le montant et les modalités, celles-ci pouvant prendre d’autres formes que la réduction de la durée hebdomadaire du travail. En ce qui concerne la Fonction publique, les discussions qui auront lieu le mardi 28 mai sous la présidence du Premier ministre, comporteront l’examen du problème, compte tenu des caractères particuliers des différents services. Le problème d’un assouplissement de l’âge de la retraite, en particulier dans le cas de privation d’emploi et d’inaptitude au travail, a été posé par plusieurs syndicats. Le CNPF a accepté l’examen de la question ainsi posée.

5. Révision des conventions collectives

1° Les représentants des employeurs se sont engagés à réunir dès la fin de la présente négociation les commissions paritaires pour :
- la mise à jour des conventions collectives en fonction des résultats de la présente négociation;
- la révision des barèmes de salaire minima afin de les rapprocher des salaires réels;
- la réduction de la part des primes dans les rémunérations par leur intégration dans les salaires;
- l’étude de la suppression des discriminations d’âge et de sexe;
- la révision des classifications professionnelles et leur simplification.

2° Les organisations de salariés et d’employeurs se réuniront à bref délai pour déterminer les structures des branches et des secteurs en vue d’assurer l’application de l’accord-cadre sur la durée du travail.

3° Le Gouvernement s’engage à réunir aussitôt après la fin de la présente négociation la Commission supérieure des conventions collectives en vue d’examiner les conditions d’application de l’ordonnance du 27 septembre 1967 concernant le champ d’extension géographique des conventions collectives et de procéder à une étude approfondie du champ d’application des conventions collectives.

6. Emploi et formation

Le CNPF et les confédérations syndicales ont décidé de se réunir avant le 1er octobre en vue de rechercher un accord en matière de sécurité de l’emploi et portant notamment sur:
- les mesures de nature à assurer les reclassements nécessaires en particulier en cas de fusion et de concentration d’entreprises;
- l’institution de commissions paritaires de l’emploi par branches professionnelles et les missions qu’il convient de donner à ces commissions devant fonctionner en principe au niveau national et le cas échéant aux niveaux territoriaux.

Ils ont convenu également d’étudier les moyens permettant d’assurer, avec le concours de l’État, la formation et le perfectionnement professionnels. En ce qui concerne les cadres il a été convenu que la recherche d’un accord particulier sera menée par le CNPF et les organisations syndicales. Le secrétaire d’État à l’Emploi suivra les travaux des réunions prévues et mettra à la disposition des participants l’ensemble des documents nécessaires. Par ailleurs, le Premier ministre s’engage:
- à développer les crédits affectés aux services de l’emploi;
- à mettre en place de manière prioritaire les moyens d’un développement d’une formation adaptée des jeunes.

7. Droit syndical

Le document annexé ci-après, relatif à l’exercice du droit syndical dans les entreprises, sera examiné au cours de réunions avec les organisations professionnelles et syndicales, en présence du ministre des Affaires sociales, en vue d’éliminer les points de désaccord qui subsistent. Sur la base dudit document, éventuellement amendé, le Gouvernement élaborera un projet de loi relatif à l’exercice du droit syndical dans les entreprises. Le Gouvernement, favorable à la liberté d’exercice de ce droit, entend que ce projet en règle concrètement les modalités. Il est prêt à favoriser, pour sa part, dans le même esprit, le libre exercice du droit syndical dans les entreprises publiques et la Fonction publique, sous réserve d’apporter au projet de loi les précisions et les compléments permettant son adaptation aux nécessités de ces services.


ANNEXE – Droit syndical dans l’entreprise

1° La garantie de la liberté collective de constitution de syndicats ou de sections syndicales dans l’entreprise à partir des organisations syndicales représentatives à l’échelon national (les organisations syndicales demandent protection spéciale; le CNPF estime que le droit commun suffit).

2° La protection des délégués syndicaux sera assurée dans des conditions analogues à celle des délégués du personnel et des membres du comité d’entreprise.

3° Les prérogatives de l’organisation syndicale dans l’entreprise et des délégués syndicaux: ses missions sont celles du syndicat dans l’organisation sociale, notamment la discussion et la conclusion d’avenant d’entreprise (addition proposée par les syndicats: et le droit de déterminer par accord les règles concernant la structure et le montant des salaires, primes et gratifications).

4° Des moyens d’expression de l’organisation syndicale et des délégués syndicaux:
a. Collecte des cotisations à l’intérieur de l’entreprise (pendant le temps de travail- syndicats);
b. Liberté de diffusion de la presse syndicale et des tracts syndicaux dans l’entreprise;
c. Libre affichage des communications syndicales dans des conditions permettant une information effective des travailleurs, avec communication simultanée à la direction (réserve de la CFDT et de la CGT sur les mots soulignés).
d. Mise à la disposition des organisations syndicales d’un local approprié;
e. Réunion :
- un crédit est attribué: aux délégués syndicaux (CNPF), aux sections syndicales d’entreprise, pour répartition aux délégués syndicaux (syndicats);
- droit de réunir les adhérents de la section syndicale une fois par mois (pendant le temps de travail : syndicats ; en dehors des heures de travail : CNPF);
- droit de réunir tous les membres du personnel de l’entreprise à des assemblées générales du personnel, ce droit doit s’exercer pendant les heures de travail, une fois par mois (syndicats).

5° Bénéfice du congé éducation payé pour les délégués syndicaux (demande d’examen plus approfondi par CNPF).

6° Interdiction, en cas d’exercice du droit de grève, de tout abattement sur un élément quelconque de rémunération: prime, gratification ou autre avantage au-delà du prorata directe du temps d’absence (syndicats).

8. Sécurité sociale

Le Premier ministre a pris l’engagement d’accepter qu’un débat de ratification des ordonnances relatives à la Sécurité sociale ait lieu avant la fin de la session parlementaire en cours. Par ailleurs, il a décidé de ramener le ticket modérateur applicable aux dépenses médicales de visite et de consultation de 30 à 25%. Le Gouvernement ne s’opposera pas à une initiative tendant à ce qu’il soit fait référence dans un texte de loi au décret du 29 août 1962 relatif aux règles d’évolution du plafond de cotisation. Le Premier ministre déclare qu’il n’est pas dans ses intentions d’augmenter le nombre de points de cotisations de Sécurité sociale portant sur la totalité des rémunérations. Le Premier ministre a également indiqué que l’intervention des textes d’application des dispositions législatives réglementant d’une part le versement direct des prestations à des tiers et la participation obligatoirement laissée à la charge de l’assuré était suspendue, compte tenu des discussions en cours entre la Caisse nationale d'assurance-maladie et la Fédération française de la mutualité. Le Gouvernement souhaite qu’un accord de ces deux organisations règle conventionnellement leurs rapports et rende inutile les dispositions envisagées.

9. Allocations familiales

Le Gouvernement étudie un projet d’aménagement des allocations familiales en faveur des familles de trois enfants au moins et prévoyant la réforme des allocations de salaire unique et de la mère au foyer Ces textes seront mis au point à l’occasion de l’établissement du prochain budget.

10. Mesures en faveur de la vieillesse

Le Gouvernement augmentera au 1er octobre prochain l’allocation minimum versée aux personnes âgées et aux grands infirmes.

11. Fiscalité

Le projet de réforme de l’impôt sur le revenu, qui sera déposé à l’automne par le Gouvernement, contiendra des dispositions tendant à alléger les conditions d’imposition des revenus salariaux. Les principes de la réforme feront l’objet d’une consultation du Conseil économique et social, qui permettra aux représentants des organisations syndicales et professionnelles d’exprimer leurs vues avant le dépôt du projet. Ces organisations seront à nouveau consultées par le Gouvernement sur l’avis rendu par le Conseil économique et social. Il ne sera pas proposé d’assujettir les salariés au régime de la retenue à la source.

12.

Le Gouvernement réunira, au mois de mars 1969, les représentants des organisations professionnelles et syndicales, afin d’examiner avec eux, dans le cadre de l’évolution 6 économique et financière générale, l’évolution du pouvoir d’achat des salariés au cours de l’année 1968.

13.

Le CNPF a demandé au Gouvernement qu’à compter du 1er juillet 1968, les entreprises françaises ne soient pas assujetties, en ce qui concerne la détermination de leurs prix, à des contraintes plus strictes que les entreprises concurrentes établies dans les autres pays du Marché commun.

14. Journées de grève

Les journées d’arrêt de travail seront en principe récupérées. Une avance de 50% de leur salaire sera versée aux salariés ayant subi une perte de salaire. Cette avance sera remboursée par imputation sur ses heures de récupération. Dans le cas où la récupération n’aurait pas été matériellement possible avant le 31 décembre 1968, l’avance ou son solde sera définitivement acquise au salarié. Ces mesures trouveront leurs répercussions dans le secteur nationalisé et la Fonction publique. 

Sources et références
1) Fac similé du texte original des «Accords de Grenelle»; accessible en ligne sur le site du ministère du Travail
2) La typographie originale du texte a été adaptée
3) «Le nouvel esprit du capitalisme», Luc Boltanski et Eve Chiappelo, éditions Gallimard, 1999; ISBN-13 : 978-2070749959