La création en 1909 d'une caisse de retraite pour les cheminots illustre une spécificité du modèle français d'assurances sociales. Après en avoir été la préfiguration, ces régimes sont devenus l'exception au modèle commun de retraite des salariés. Leur nombre s'est constamment réduit à mesure que ce modèle se consolidait. Aujourd'hui, une vingtaine de ces institutions professionnelles servent des prestations de retraite à une part non négligeable de la population, principalement des salariés de l'État et de grandes entreprises publiques. Une nouvelle réforme est cependant envisagée qui parachèverait leur intégration à un système universel par points.
Une loi du 21 juillet 1909 (IIIe République), complétée par une autre de décembre 1911 (*validant le principe de rétroactivité des dispositions de la précédente) institue un régime de retraite propre aux cheminots. Il sera confirmé avec la nationalisation des chemins de fer (1938) dans le cadre de la SNCF et sa gestion assurée par 2 puis 1 caisse dédiée. C’est aujourd’hui l’un des plus connus des régimes dits «spéciaux» de retraite. Organisme spécial de sécurité sociale doté de la personnalité morale, la Caisse de prévoyance et de retraite du personnel de la SNCF (créée par décret du 7 mai 2007) sert des prestations aux personnels actifs ou retraités relevant du statut SNCF (pension de retraite, prévoyance), via un réseau d’une vingtaine de points d’accueil en France. Elle est administrée par un conseil de 26 membres dont 19 désignés par les organisations professionnelles pour représenter les affiliés (CGT, UNSA, Sud Rail, CFDT, FGRCF) et 6 par l’entreprise SNCF. Le président – actuellement Philippe Georges – est nommé par arrêté des ministres en charge du budget, des transports et de la sécurité sociale. La caisse exerce ses missions dans le cadre d’une convention d’objectifs et de gestion avec l’État. On estime actuellement le nombre de ses cotisants à plus de 150 000 pour 270 000 bénéficiaires.
De la préfiguration à l’exception vis-à-vis du régime général de sécurité sociale
Le système des régimes spéciaux n’est pas spécifique à la France, malgré certains traits: financement par l’assurance sociale, association à un statut. Ce qui l’est plus, sans doute, c’est l’articulation au modèle de régime général de sécurité sociale créé par l’ordonnance du 4 octobre 1945 (Gouvernement provisoire de la République). Ces régimes particuliers en sont à la fois la préfiguration et, à partir de cette date, l’exception. Ils ne doivent toutefois pas être confondus avec les régimes autonomes institués par la loi de 1948 et à l’usage des professions libérales et réglementées par dérogation aussi au régime général.
De la spécificité de certains métiers et risques et de l’existence de fortes solidarités professionnelles
La France n’est pas le seul pays où existent des régimes particuliers à certaines catégories de métiers. Leur institution (en nombre, secteurs d’activité couverts) y est néanmoins plus marquée. La spécificité française se traduit dans le mode de financement par l’assurance sociale, l’association à un statut, la coexistence des régimes privés et publics, mais aussi et surtout par l’articulation au système général de sécurité sociale.
La création de 1909 témoigne d’un moment de rattrapage en matière de droits sociaux par rapport aux autres pays européens, notamment l’Allemagne, traduit par diverses initiatives publiques — assurance obligatoire des travailleurs, lois sur la mutualité et sur les accidents du travail de 1898 — non sans rapport avec la contribution des travailleurs (et des syndicats qui les représentent, CGT, CFTC) lors de la Première Guerre mondiale, d’où aussi les lois de 1923 sur les allocations familiales, de 1930 sur les assurances sociales. Toutefois, la légitimité des régimes spéciaux tient, en fait, à la difficulté des français à accepter le principe d’une retraite, comprise comme un «salaire différé», témoin l’échec de la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes et aussi aux réticences du patronat et du syndicat dominant, la Confédération générale du travail.
Le fait est qu’ils ont préfiguré l’évolution de la perception de l’assurance sociale telle qu’elle tend à se généraliser à partir de 1945, tout en continuant à illustrer un feuilletage hérité de l’histoire. L’assimilation de certains d’entre eux au secteur public (cheminots, industries électriques et gazières…), ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’une intégration après nationalisation technique (SNCF, RATP) ou politique (inscrite de la programme du Conseil national de la résistance). S’il est vrai que de nouveaux régimes seront encore créés après la création de la Sécu (industries électriques et gazières, RATP, aéronautique civile, cultes), la tendance est, sur le long terme, à la diminution. Aujourd’hui, il en existe une vingtaine, pour plus d’une centaine au début du XXe siècle. La quasi-intégralité, en nombre, en nombre d’affiliés, en nombre de bénéficiaires, relève du secteur public: celui de l’État, celui des collectivités, et encore d’entreprises publiques (toutefois en voie de privatisation). Nonobstant le fait que certains d’entre eux relèvent du privé (clercs de notaires, cultes), ils ne doivent toutefois pas être confondus avec les régimes autonomes institués par la loi de 1948 et à l’usage des professions libérales et réglementées par dérogation aussi au régime général.
La notion de régime spécial renvoie à la spécificité de certains métiers et risques et à l’existence de fortes solidarités professionnelles. Les premiers régimes émergent sous l’Ancien Régime: pour les militaires (1670) et marins (1673), confirmés en 1790 par l’Assemblée constituante (Révolution française); pour les artistes de l’Opéra de Paris (1698). Toujours à l’initiative de l’État, le Premier Empire accorde un régime au personnel de la Banque de France créée sous le Consulat en 1802. Dans le courant du XIXe siècle, des entreprises privées prennent également l’initiative, sous la pression parfois de la puissance publique (dans les mines, l’État s’appuie sur le droit de concession pour imposer aux entreprises, dès 1813, la création de caisses de retraite à toutes les compagnies; à la future RATP, la concession octroyée par la ville de Paris inclut des dispositions relatives aux retraites), par fibre sociale ou par intérêt bien compris (celui de contenir les revendications ouvrières, celui aussi de fidéliser les salariés en situation de concurrence), comme c’est le cas dans les chemins de fer, les compagnies de gaz. De telle sorte que lesdits régimes, privés ou publics, ont aussi vocation à compenser des contraintes (professionnelles, financières, de mobilité) qui réduisent l’attractivité de certains secteurs d’activité.
Près d'une vingtaine de régimes spéciaux de retraite en 2018
Outre le celui propre aux cheminots, les régimes spéciaux encore existants en 2017, généralement pris en charge par des caisses dédiées servent tous des prestations d’assurance vieillesse, mais certains d’entre eux n’en couvrent qu’une partie, tandis que d’autres sont des régimes de sécurité sociale. Depuis sa création en 2013, ils sont parties prenantes du GIP Info Retraites. Par ordre chronologique d'institutionnalisation, on identifie les:
• Service des pensions de retraite de la Banque de France (1808), dont la gestion est assurée par la Caisse des dépôts et consignations (Direction des retraites et de la solidarité) depuis 2016, sous la responsabilité de Michel Yahiel. Il est supprimé depuis le 30 juillet 2023.
• Régime de sécurité sociale du Port Autonome de Strasbourg (1873). Le PAS est aujourd’hui dirigé par Jean-Louis Jérôme.
• Régime de la Caisse de retraite de l’Opéra de Paris (Cropera), acté par le décret du 17 février 1900, actuellement présidé par Adrien Perreau.
• Régime des personnels de la Comédie française (1908), pris en charge depuis 1948 par la Caisse de retraite du personnel de la Comédie française (CRPCF). Patrick Ruf en est l’administrateur général.
• Régime de retraite des ouvriers de l’État (Fonds spécial des pensions des ouvriers des établissements industriels de l’État, FSPOEIE), créé par la loi du 21 mars 1921: dont la gestion est confiée depuis 1967 à la Caisse des dépôts et consignations sous la direction de Michel Yahiel.
• Régime de sécurité sociale des employés du secteur du notariat (loi du 12 juillet 1937), géré par la Caisse de retraite et de prévoyance des clercs et employés de notaires (CRPCEN) actuellement présidée par Yannick Moreau. Il est supprimé depuis le 30 juillet 2023.
• Régime de sécurité sociale des marins professionnels du commerce, de la pêche, des cultures marines ou de la plaisance, actifs et retraité (décret du 17 juin 1938), relevant de l’Établissement national des invalides de la marine (Enim). Patrick Quinqueton en est actuellement le président.
• Régime de retraite de base des agents de la fonction publique territoriale et hospitalière, créé en 1945 et géré par la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNARCL) présidée par Claude Domeizel.
• Régime relevant de la Caisse autonome de sécurité sociale dans les mines (CANSSAM), créé en 1945 et dont la gestion est confiée à la Caisse des dépôts et consignations, sous la direction de Michel Yahiel. Philippe Georges est le président de la caisse.
• Régime de retraite relevant de la Caisse nationale des industries électriques et gazières (CNIEG) instituée en 1946 et devenue la Caisse d’assurance maladie des industries électriques et gazières (CAMIEG) en 2007. Patrick Bonneau la préside actuellement. Il est supprimé depuis le 30 juillet 2023.
• Régime de sécurité sociale relevant, depuis 1949, de la Caisse nationale militaire de sécurité sociale (CNMSS), dont l’actuel directeur est Thierry Barrandon.
• Régime de retraite des personnels de la RATP, créé en 1950, dont la gestion est assurée, depuis 2005 (décret du 26 décembre) par la Caisse des retraites de la RATP (CRP-RATP) que préside actuellement Catherine Guillouard. Il est supprimé depuis le 30 juillet 2023.
• Régime de sécurité sociale relevant de la Caisse de retraite du personnel navigant professionnel de l’aéronautique civile (CRPN), institué par décret du 7 janvier 1952, présidé actuellement par Michel Janot.
• Service des retraites de l’État (SRE), régime de base des pensions civiles et militaires, créé par la loi du 26 décembre 1964, actuellement géré par la Direction générale des finances publiques.
• Régime de sécurité sociale des ressortissants des cultes, membres des congrégations et des collectivités religieuses, dont la gestion est assurée, depuis sa création en 1978, par la Caisse d’assurance vieillesse, invalidité et maladie des cultes (Cavimac), sauf pour la retraite complémentaire, qui est prise en charge par l’ARRCO. Philippe Potier en est actuellement le président.
Sont également considérés comme régimes spéciaux :
• Fonds de sécurité sociale de l’Assemblée nationale (FSS Assemblée nationale), créé en 1948. Sa gestion est assurée par les questeurs, mais il est aligné depuis le 1er janvier 2018 sur le régime de retraites de la Fonction publique.
• Régime de sécurité sociale de la Caisse autonome de sécurité sociale du Sénat, également institué en 1948, dont la gestion est assurée par les questeurs (CASS Sénat).
Vers une intégration définitive dans un bloc unique de sécurité sociale ?
En 2018, ces institutions professionnelles constituent, par leurs effectifs, un sous-bloc important du bloc de la sécurité sociale, avec plus de 4,6 millions de cotisants pour un nombre équivalent de bénéficiaires (*estimation d'après le GIP Info Retraites), sachant toutefois que certains régimes ont un ratio entre cotisants et bénéficiaires très défavorable, au point que, depuis 1974 (Ve République), a été instauré un système de compensation permettant de pallier le déséquilibre de leurs recettes et dépenses, de plus en plus fréquemment pourvu par le régime général, l’État et les collectivités territoriales, la Caisse nationale des professions libérales (Cnavpl).
C’est l’un des arguments qui motive, depuis plus d’un demi-siècle, la remise en cause, par les pouvoirs publics, de ces régimes, dans la perspective d’une intégration au régime commun des salariés. Dès 1953 (IVe République), le gouvernement de Joseph Laniel envisage une harmonisation avec le régime des fonctionnaires, assorti d’une baisse des pensions et d’une prolongation de l’âge d’accès à la retraite. Dans un contexte de remise en question du système de 1945 de sécurité sociale, motivé techniquement (complexité, coût), mais aussi idéologiquement (montée en puissance des tenants du libéralisme mise en œuvre par une technocratie), la spécificité est volontiers assimilée à un «privilège». Le projet gouvernemental échouera du fait d’une mobilisation très forte des salariés concernés, autour de la majorité des confédérations syndicales tout comme celui, engagé en 1995, par le gouvernement d’Alain Juppé. En 2003, le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin — le dossier a été confié à François Fillon — réussit en revanche à imposer les principes d’une décote/surcote qui allonge, de fait, l’âge de départ, et d’un complément de retraite par capitalisation, ainsi que d’alignement de la fonction publique sur le secteur privé.
Entre temps, la consolidation d’une Union européenne d’inspiration libérale qui accroît d’autant l’obligation de maîtrise des dépenses publiques justifie la pression sur le modèle d’assurance sociale à la française et d’organisation des services publics. En 2008, une nouvelle réforme des régimes spéciaux — avec particulièrement en ligne de mire ceux des cheminots et de la RATP — est portée par le gouvernement Fillon, qui grignote encore sur leur légitimité (recul de 2 ans de l’âge de départ, généralisation à tous agents des catégories actives et des régimes spéciaux). Dans son fameux rapport sur la croissance française (2008), dont Emmanuel Macron a été le rapporteur, Jacques Attali préconise l’évolution vers l’universalisation du système de retraites. Ce sera un thème majeur de la campagne du futur président de la République, qui confie à Jean-Paul Delevoye (2017), nommé Haut-Commissaire à la réforme des retraites, le pilotage de la réforme en concertation avec les partenaires sociaux. L’enjeu d’une harmonisation des 42 régimes (dont ceux aussi de l’organisation autonome de 1948) à échelon de 10 à 15 ans est un axe clé du projet, qui postule aussi le passage à un système universel par points.
En juillet 2019, tandis que la Cour des comptes mettait particulièrement l’accent sur les problèmes posés par les régimes de la SNCF, de la RATP, des industries électriques et gazières, le Haut-Commissaire rendait compte des préconisations issues de la première phase de concertation et préparatoires à l’adoption par le Parlement en 2020. Il apparaît que, hormis pour les fonctions régaliennes (militaires, policiers, pompiers, douaniers, surveillants pénitentiaires), les régimes spéciaux (mais aussi autonomes de 1948) seront supprimés. Plutôt soutenue par le patronat, la réforme envisagée est plus contestée par les syndicats de salariés — opposition forte de la CGT, CFE-CGC, FO, Solidaires; réserves de la CFTC, la CFDT, l’UNSA. Elle suscite par ailleurs l’opposition des professions libérales affiliées à un régime autonome de 1948.
Plusieurs décrets publiés le 30 juillet 2023 actent la suppression des régimes RATP, industries électriques et gazières, clercs de notaire et Banque de France, dans la suite de la réforme des retraites de 2023.